K. Harary — Vous pensez donc que l’émergence d’un groupe comme Heaven’s Gate n’était que la révélation inéluctable d’un phénomène qui couvait depuis très longtemps ? Ou s’agissait-il de gens qui avaient subi plus radicalement l’influence de toute la publicité faite aux histoires de vision à distance et d’ovnis ?
J. Vallée — C’était les deux, mais je crois qu’il y a une autre manière de voir que personne n’a évoquée : certaines tribus primitives, principalement en Amazonie, usent couramment du suicide comme d’un rituel destiné à inverser le temps, à cause de l’empiétement de la « civilisation ». Ils ne parviennent pas à concilier leur culture avec les productions modernes, avec une telle accélération de la technologie. Il y aura des poches au sein de la civilisation occidentale qui, de la même manière, ne pourront pas s’adapter à toute la technologie ni à la modification radicale de l’environnement. Il y a donc un contexte anthropologique plus large, un sentiment de profonde discontinuité dans la culture.
K. Harary — Pensez-vous que cela ait un rapport avec la raison pour laquelle tant de groupes tentent d’établir des rapprochements fallacieux entre la parapsychologie, l’ufologie et la spiritualité ?
J. Vallée — Ils essaient de résoudre la dissonance, l’ambiguïté entre les formidables progrès technologiques qui affectent nos vies et la manière dont nous avons appris à nous comporter.
K. Harary — Ma foi, je ne peux rien imaginer de plus ambigu que tout le charabia New Age, ni de plus concret que la technologie. Quelle sorte de réconfort pourrait-on vraiment trouver dans la plupart des croyances du New Age au sujet des
phénomènes psychiques ou des extraterrestres ? La seule idée réconfortante que je puisse trouver là-dedans, c’est que toute l’ambiguïté sera bientôt résolue par un cataclysme à la fin du millénaire. Mais ce n’est pas vraiment le genre d’idée qui puisse nous rassurer.
J. Vallée — Ces croyances permettent de résoudre un conflit. Il y a aussi ce merveilleux espoir de vivre un âge où tant de choses paraissent possibles… On se met à espérer que la vie puisse être cette merveilleuse expansion de nos horizons.
Mais la vie continue, vous perdez votre emploi, votre ordinateur tout neuf est dépassé… Et il y a beaucoup de charabia dans la technologie aussi ! La science, aujourd’hui, n’apporte aucun réconfort, aucun havre de sécurité pour l’esprit. Elle est en proie à la confusion.
K. Harary — C’est une époque passionnante et chacun espère que les nouvelles découvertes scientifiques permettront de résoudre les problèmes. Mais certains problèmes ne font que commencer. Céder aux croyances du New Age est une manière de se donner l’impression que l’on a le contrôle. Dans l’exemple le plus extrême, on prend le contrôle en se suicidant.
J. Vallée — J’étais dans une librairie récemment et j’ai entendu une femme demander le livre des Pléiades, qui contient toutes ces merveilleuses photos de soucoupes volantes en Suisse, mais qui s’est révélé être une supercherie. Elle le cherchait malgré tout, à n’importe quel prix. Il n’y a aucun moyen d’empêcher les gens qui veulent croire.
K. Harary — Êtes-vous toujours en colère ?
J. Vallée — Oui.
K. Harary — Êtes-vous en colère contre quelqu’un en particulier ?
J. Vallée — Surtout contre moi-même, parce que j’aurais pu en faire plus pour avertir les gens. Tous les signes étaient déjà là il y a 22 ans. Il doit exister un moyen de faire comprendre aux gens à quel point la situation est grave, de les faire réagir. Je pense à la réaction superficielle des ufologues et des médias à l’affaire Heaven’s Gate. Les adeptes de Heaven’s Gate n’avaient rien d’une bande de fous religieux. Ils étaient plutôt du genre étudiant diplômé : des gens instruits, sérieux, qui s’exprimaient bien, qui avaient renoncé à beaucoup de choses. Ce n’était pas des fanatiques religieux, pas des malades mentaux. Ils étaient même sympathiques.
K. Harary — Pas des fanatiques ?
J. Vallée — Non, pas eux. Applewhite l’était, mais pas ses adeptes, ceux que j’ai entendus à Stanford en 1975. Un fanatique possède toutes les réponses. Heaven’s Gate n’était pas comme cela.
K. Harary — Ils ont quand même dû atteindre un certain degré de certitude, à la fin.
J. Vallée — C’est évident. C’est le processus que nous devrions essayer de comprendre. Ce qui est surprenant c’est que, bien que les gens arrivent dans la secte avec l’esprit ouvert et avec beaucoup de questions sincères, ils finissent par cesser de s’interroger. Par exemple, ils ne demandent pas de preuves. Quelqu’un m’a écrit il y a 20 ans que, au cours de son travail avec le groupe, il était allé en pleine campagne pour appeler des ovnis, exactement comme les groupes ufologiques aujourd’hui. Mais où sont les photos qui le prouvent ?
K. Harary — Parlez-vous de Heaven’s Gate ou de n’importe qui ?
J. Vallée — De n’importe qui, à commencer par les adeptes de Bo et Peep. Les gourous parlaient d’un autre niveau, mais les disciples ne leur demandaient pas comment ils connaissaient son existence. Si je vous disais que le type à l’étage au-dessus est un extraterrestre, vous me diriez « Jacques, je vous connais et je vous fais confiance, mais comment le savez-vous ? ». Si je n’avais pas de bonne réponse logique, vous monteriez vérifier par vous-même. Vous ne vous contenteriez pas de ma parole pour admettre que le voisin du dessus est un extraterrestre. Personne [dans la secte, ndlr] ne posait la question : « Comment pouvez-vous en être sûr ? ». Ils avaient cessé de poser des questions. Nous voyons ce genre de chose aujourd’hui avec les groupes ovnis qui font payer les gens pour les emmener dans le désert observer le ciel. Certains affirment avoir vu des vaisseaux spatiaux lors de ces sorties, mais il n’y a pas la moindre preuve.
K. Harary — Dans ce cas, la question était posée par chaque membre individuellement et la réponse était apportée par la foi - une réponse au niveau de leur propre expérience personnelle, rien de vraiment tangible. Une ancienne adepte de Heaven’s Gate m’a raconté une expérience qu’elle a vécue juste avant de rejoindre la secte. Elle attendait un signe ; elle priait, elle faisait tout ce qu’elle pouvait pour obtenir un signe qui lui prouverait l’existence d’un pouvoir supérieur dans l’univers. Elle se dit : « Si ces deux nuages se touchent, je considérerai cela comme un signe ». Elle finit par laisser tomber, car rien n’arrivait, et au moment précis où elle renonçait, la terre trembla et les deux nuages se séparèrent puis s’élevèrent en s’entremêlant. Elle a rencontré Bo et Peep juste après cet épisode. J’ai parlé à beaucoup de gens qui ont vécu des expériences similaires. Il leur arrive quelque chose qu’ils ne peuvent pas expliquer facilement et ils finissent par être entraînés dans une secte.
J. Vallée — C’est comme quand Uri Geller dit qu’il est en communication avec Hoova, la force la plus puissante de l’univers. Vous lui demandez de le prouver et il tord votre cuillère. Il y a là un fossé logique que l’esprit humain ne perçoit pas. Tordre des cuillères prouve seulement qu’il est capable de tordre des cuillères, quelle que soit la manière dont il y parvient, mais cela ne prouve certainement pas l’existence de Hoova. Donc, même si cette dame a eu une expérience inexplicable, cela ne prouvait toujours pas que Bo et Peep appartenaient à un niveau au-dessus de l’humain, n’est-ce pas ?
K. Harary — L’avocat du diable pourrait vous répondre : « Quelle preuve supplémentaire voulez-vous ? Que les extraterrestres atterrissent ? ». Il est difficile de convaincre quelqu’un d’aborder une expérience si puissante de manière critique. Pensez-vous que des groupes comme Heaven’s Gate ne soient qu’une manifestation extrême d’un problème qui nous concerne tous - notre difficulté à concilier nos expériences intérieures et les changements technologiques radicaux qui nous entourent ? Ou est-ce que de tels groupes émergent plutôt à ce moment précis de l’histoire, en réponse à une dérive idéologique propre à notre culture ?
J. Vallée — Quand j’ai rencontré les membres de Heaven’s Gate il y a 20 ans, il m’a semblé que j’avais sous les yeux un indice majeur de ce qui allait arriver à la société en général : la séduction d’une nouvelle illusion spirituelle. Cela m’a alarmé. Je crois vraiment qu’ils étaient un indice majeur. Ils font partie de la transformation de la société.
K. Harary — De quoi en quoi ?
J. Vallée — D’une société qui accordait de la valeur à la connaissance, à l’expérience et à l’éducation en une société guidée par les croyances prêtes-à-commercialiser, les satisfactions rapides et les distractions, une société qui ne se soucie vraiment pas de la recherche du savoir. Il n’y a qu’à regarder cinquante chaînes de télévision pour constater qu’il n’y a vraiment aucune demande pour les faits documentés. Chaque sujet est polarisé de manière à créer des polémiques artificielles dont aucune vérité ne pourra jamais sortir.
K. Harary — Et l’internet ?
J. Vallée — J’allais y venir. C’est le dernier point. Les réseaux en général ont une formidable capacité à suspendre la conscience normale du temps et de l’espace, et cela entraîne des conséquences profondes qui ne sont répertoriées nulle part.
K. Harary — Est-ce que cela conduit les gens à abandonner leur esprit critique ?
J. Vallée — Pas en soi. Tous ces phénomènes peuvent se produire simultanément : plus d’esprit critique, plus de faits, et beaucoup plus de déchets. Toutes les activités humaines s’adaptent à cette forme de communication. Nous pouvons nous
attendre à de nouvelles formes de spiritualité qui seront basées sur le Web. Il y aura des entités qui n’existeront que sur le Web. Il y aura des églises, des cultes qui n’existeront que sur le Web.
K. Harary — Des cultes virtuels. La religion virtuelle. Vous voyez tout cela arriver. Vous n’en paraissez pas surpris. Mais vous dites quand même que vous êtes en colère.
J. Vallée — Je suis en colère parce que nous aurions pu en faire plus, aussi bien nous, à titre collectif, que moi-même, à titre personnel. S’ils avaient été des fous religieux, je pourrais dire « Très bien, bon débarras ». Mais le problème est qu’ils n’étaient pas des fous religieux. J’ai le sentiment qu’il n’existait aucun moyen de les atteindre.
K. Harary — Est-ce que l’avenir vous inquiète ?
J. Vallée — L’avenir ne m’inquiète pas, parce qu’il y a assez de jeunes qui ont une idée très claire de ce qu’ils veulent faire, qui ont grandi dans ce monde superficiel et qui veulent l’améliorer. Je pense que cela ira très bien pour eux. Ce qui m’inquiète, ce sont les accidents de parcours. Il me semble que les croyances relatives aux ovnis ont un fort pouvoir de conversion aux plus hauts niveaux de la société : des hommes d’affaires, des gens qui travaillent au gouvernement traversent une conversion analogue à ce qui s’est passé au sein de Heaven’s Gate. Nous avons vu le même schéma se répéter trois fois : le Temple du Peuple, l’Ordre du Temple Solaire et maintenant Heaven’s Gate. N’est-il pas temps de sonner l’alarme ? Vous et moi l’avons constaté en ufologie et en parapsychologie : les gens acceptent les systèmes de croyance en bloc, sans s’arrêter pour analyser le phénomène qu’ils étudient. C’est une sorte de contagion, presque comme une épidémie de croyance pathologique ; cela se répand comme une épidémie. Pendant ce temps, le véritable travail de recherche, le genre de science que nous aimerions voir, ne se fait pas.
K. Harary — Ainsi, nous pouvons nous attendre à revoir la même chose ?
J. Vallée — Oui. Il est excitant d’envisager de nouvelles possibilités, mais il est aussi important de ne pas transformer en nouvelle religion ce qui devrait être une exploration scientifique abordée avec un esprit ouvert. Regardez les membres de Heaven’s Gate : ils posaient toutes les bonnes questions. Le seul problème est qu’ils ont trouvé toutes les mauvaises réponses.
Propos recueillis par le Dr Keith Harary
Traduction de Franck Périgny
© Observatoire des Parasciences, 1998 - Omni 1997
Source :
http://home.nordnet.fr/~phuleux/secte.htm